7

Rumeurs de guerre

Une semaine après le départ de Thu-kimnibol, Salaman fit venir au palais le chef des Consentants, un certain Zechtior Lukin. Athimin, fraîchement sorti de prison, où il avait eu tout le temps de réfléchir à la situation, s’était rendu dans le quartier oriental, le plus mal famé de la cité, pour l’appréhender. S’attendant à ce qu’on lui oppose une vive résistance, il s’était fait accompagner d’une demi-douzaine de gardes. Mais le prince découvrit à son grand étonnement que Zechtior Lukin n’appréhendait pas plus d’être reçu par le roi que de danser nu dans la rue quand soufflait le vent malin. Il se comportait comme s’il s’était toujours attendu à comparaître devant le roi et même comme s’il se demandait pourquoi cela avait pris si longtemps.

Salaman, lui aussi, allait avoir quelques surprises pendant son entretien avec le chef des Consentants.

Il avait imaginé que le meneur de cette secte serait une sorte de fanatique halluciné, excitable et irascible, à la bouche écumante, fulminant des imprécations et marmonnant des slogans incompréhensibles.

Il n’avait vu juste qu’en partie. Zechtior Lukin était un fanatique, cela ne faisait aucun doute. Tout dans son apparence, la mâchoire carrée et volontaire, le regard dur et froid, et le corps musclé, solidement charpenté, couvert d’une fourrure grisonnante, tout proclamait son zèle opiniâtre et son dévouement indéfectible à une cause invraisemblable. Et, selon toute probabilité, il était irascible.

Mais il ne criait pas, il ne proférait pas d’imprécations, il ne marmonnait pas de slogans. C’était un homme d’un abord dur et glacial, chez qui Salaman reconnut d’emblée une réserve très voisine de la sienne, un homme qui, si les choses s’étaient passées différemment dans les premiers temps suivant la fondation de la cité, aurait assurément pu devenir roi. Mais au lieu de cela, il exerçait le métier de boucher, d’équarrisseur, et il ne passait pas ses journées dans un palais de pierre, mais dans un abattoir, à dépecer des animaux au milieu de ruisseaux de sang. Et ses fidèles se réunissaient à la nuit tombée dans un gymnase plein de courants d’air du quartier est de la cité pour passer en revue les étranges notions de leur extravagante doctrine.

Trapu et carré d’épaules, Zechtior Lukin se tenait calmement devant le roi, sans paraître le moins du monde intimidé.

— Depuis combien de temps votre mouvement existe-t-il ? demanda Salaman.

— Plusieurs années.

— Combien ? Trois ans ? Cinq ans ?

— Il remonte presque à la fondation de la cité.

— Non, dit Salaman. Il est impossible qu’il existe depuis si longtemps, sans que j’en aie entendu parler.

— Nous étions très peu au début, dit Zechtior Lukin avec un haussement d’épaules, nous restions entre nous. Nous nous contentions d’étudier nos textes, de participer à nos réunions, d’effectuer nos exercices et nous ne cherchions pas à recruter de nouveaux adeptes. Nous tenions à garder le secret. C’est mon père, Lakkamai, qui a codifié notre doctrine et…

— Lakkamai ?

Une nouvelle surprise pour Salaman. Dans le cocon et à Vengiboneeza, il avait bien connu Lakkamai, un guerrier taciturne, un être solitaire dont l’âme semblait n’avoir aucune profondeur. Il avait été l’amant de Torlyri à Vengiboneeza, mais, quand la Séparation avait eu lieu, il ne s’était fait aucun scrupule d’abandonner la femme-offrande pour suivre Harruel et devenir l’un des fondateurs de la minuscule agglomération qui allait devenir la Cité de Yissou. Lakkamai était mort depuis longtemps et Salaman ne lui avait jamais connu ni compagne, ni fils, à plus forte raison.

— Vous l’avez connu, dit Zechtior Lukin.

— Oui, mais il y a longtemps.

— Lakkamai nous a enseigné que le sort subi par la Grande Planète avait été voulu par les dieux. Il professait que tout ce qu’il advient est décrété par les dieux, que cela nous soit profitable ou non, et que, si les habitants de la Grande Planète ont accepté de mourir, c’est parce qu’ils avaient compris que telle était la volonté des dieux et qu’ils savaient que le moment était venu pour eux de disparaître de la surface de la Terre. Ils n’ont donc absolument rien fait pour détourner les étoiles de mort, ils les ont laissées se fracasser sur notre planète et ont laissé le grand froid l’envahir. Lakkamai disait qu’il avait appris tout cela en discutant avec Hresh, le chroniqueur de la tribu Koshmar.

— Oui, dit Salaman, l’esprit de celui qui parle avec Hresh se remplit de toutes sortes de fantaisies et de bizarreries.

— Ce sont des vérités, dit posément Zechtior Lukin.

Salaman ne releva pas l’insolence. Il ne servait à rien de discuter avec un fanatique.

— Vous n’étiez donc à l’origine qu’un tout petit groupe, poursuivit-il. Disons quelques familles. Mais mon fils m’a appris que vous étiez maintenant au nombre de cent quatre-vingt-dix.

— Trois cent soixante-seize, dit Zechtior Lukrin. Encore un mauvais point pour Athimin.

— Je vois. Et vous avez donc enfin décidé de recruter de nouveaux adeptes. Pourquoi ce changement de politique ?

— J’ai vu en rêve la Reine des hjjk planer au-dessus de la cité. J’ai senti son imposante présence comme un grand poids suspendu au-dessus de nos têtes. C’était l’année dernière. Et j’ai compris que le jour du Jugement était proche. Les hjjk, comme chacun sait, ont échappé à la destruction de la Grande Planète. Les Cinq Déités avaient un autre dessein pour eux et elles leur ont permis de survivre au froid et à la neige pour réaliser ce dessein quand viendrait le Printemps Nouveau.

— Et il va sans dire que vous connaissez ce dessein.

— Il leur incombera de détruire le Peuple et ses cités, dit calmement Zechtior Lukin. Ils seront le fléau des dieux.

Contrairement à ce que je pensais, se dit Salaman, il est complètement fou. Dommage.

— Et en quoi cela peut-il servir les desseins des Cinq ? demanda-t-il avec un calme égal à celui du chef des Consentants. S’il faut en croire tous les écrits des chroniques, les dieux nous ont permis de survivre au Long Hiver pour faire de nous les héritiers de la planète. Pourquoi donc se seraient-ils donné la peine de préserver notre race, s’ils avaient en tête de laisser les hjjk nous exterminer ? Il eût été tellement plus simple de nous faire périr de froid au début du Long Hiver, il y a quelques centaines de milliers d’années de cela.

— Vous ne comprenez pas. On nous a mis à l’épreuve et nous avons échoué. Comme vous l’avez dit, le froid nous a épargnés afin que nous puissions hériter la planète. Mais nous nous sommes engagés dans la mauvaise voie. Nous avons édifié des cités, nous vivons dans des maisons de plus en plus confortables, la mollesse et la paresse nous gagnent. C’est encore pire à Dawinno qu’ici, mais partout le Peuple s’écarte de la voie que lui avaient tracée les Cinq. Quel but poursuivions-nous donc en bâtissant ces cités ? Eh bien, il semble que nous ne cherchions qu’à reproduire la vie facile et confortable de la Grande Planète. Mais nous avons fait fausse route. Si les dieux avaient voulu que le monde soit tel qu’il était du temps des yeux de saphir, ils auraient perpétué l’existence de la Grande Planète. Mais ils l’ont anéantie. Comme ils nous anéantiront. Croyez-moi, sire, les hjjk seront les instruments de notre châtiment. Ils s’abattront sur nous, ils démantèleront nos cités, ils nous chasseront dans les terres inhospitalières où nous serons bien obligés de nous astreindre enfin à la discipline que les dieux souhaitaient nous voir acquérir. Il incombera aux rares survivants du massacre de faire une nouvelle tentative pour bâtir un monde nouveau. Telle est la volonté de Dawinno, celui qui transforme.

— Et si vous mourez tous de froid en dansant la nuit sur les places, comment pourrez-vous créer ce merveilleux monde nouveau auquel vous aspirez ?

— Nous n’avons pas froid et nous ne mourrons pas.

— Je vois. Vous êtes invulnérables.

— Nous sommes très forts. Vous nous avez vus une nuit célébrer une de nos fêtes, mais vous n’avez pas assisté à nos séances de formation. Nos exercices spirituels, nos manœuvres. Nous sommes des guerriers. Nous avons acquis une endurance extraordinaire. Nous sommes capables de marcher pendant plusieurs jours d’affilée sans prendre ni nourriture ni repos. Nous ne redoutons ni le froid ni les privations. Nous avons renoncé à notre individualité pour former une unité nouvelle.

Salaman était absolument sidéré par ce qu’il entendait. Les théories du fils de Lakkamai n’étaient qu’un tissu d’inepties, mais le roi ne pouvait nier qu’ils étaient liés par de mystérieuses affinités et il éprouvait même une grande affection pour lui. C’était un homme d’une énergie et d’une férocité évidentes qui avait réussi à se bâtir secrètement un petit royaume à l’intérieur du royaume et de qui il émanait la vraie force engendrée par le pouvoir royal. Ils auraient presque pu être frères. Mais cet homme était fou. C’était grand dommage.

— Il faut que vous me permettiez d’assister à votre préparation, dit Salaman.

— Dès ce soir, si vous le désirez, sire.

— Entendu. Vous accomplirez vos exercices les plus difficiles. Et puis vous prendrez vos dispositions pour partir, vous et vos fidèles. Vous allez devoir quitter la cité, mon ami.

Zechtior Lukin ne parut aucunement étonné par cette mise en demeure. Il continua d’afficher la même indifférence, comme il semblait le faire en toutes circonstances.

— Où désirez-vous que nous partions ? demanda-t-il posément.

— Vers le nord. À l’évidence, vous n’êtes pas heureux à Yissou et vous n’avez que mépris pour notre mollesse. Et je vous avoue franchement que je n’ai nul désir de voir votre théorie de la destruction inéluctable se répandre dans la cité que j’aime. Ne pensez-vous pas qu’il est dans notre intérêt commun que vous partiez ? Il va sans dire que vous ne prendrez pas la direction du sud, car la vie y est trop facile. Et comme c’est vers le sud que notre cité s’étend tandis que le développement de Dawinno se fait vers le nord, nous empiéterions fatalement sur votre territoire. Prenez donc la direction du nord, Zechtior Lukin, puisque vous prétendez que le froid ne vous dérange pas et que la faim est sans importance pour vous. Vous y trouverez tout l’espace nécessaire pour fonder une colonie où vous vivrez selon vos principes et vos préceptes. Elle deviendra peut-être la capitale de ce monde merveilleux de pureté et d’authenticité que nous, les habitants des cités, n’avons pas su créer.

— Vous voulez dire que nous devrons nous enfoncer dans les terres des hjjk ?

— Oui, c’est bien cela. Enfoncez-vous au-delà de Vengiboneeza dans le nord froid et aride. Choisissez le territoire qui vous conviendra. Il se peut que les hjjk vous laissent en paix. D’après ce que vous m’avez dit, votre manière de vivre ressemble beaucoup à la leur… Un peuple de guerriers qui n’a que faire du confort et a renoncé à toute ambition individuelle. Peut-être ouvriront-ils les bras à ceux qui leur ressemblent tant. Ou bien peut-être ne s’occuperont-ils pas de vous. En quoi la présence de quelques centaines de colons pourrait-elle les déranger alors qu’ils contrôlent la moitié d’un continent ? Oui, allez donc chez les hjjk, Zechtior Lukin… Qu’en dites-vous ?

Il y eut un silence. Le visage du fils de Lakkamai demeurait impassible ; il ne trahissait ni colère, ni défi, ni désarroi. Son esprit devait fonctionner à toute allure, mais il paraissait aussi calme que si Salaman lui avait posé une question sur le prix de la viande.

— Combien de temps nous accorderez-vous pour nous préparer au voyage ? demanda-t-il au bout d’un moment.

 

Nialli Apuilana est rassasiée de solitude. Elle a passé tout l’hiver en hibernation, tel un animal subissant une métamorphose annuelle, qui reste terré et recroquevillé sur lui-même jusqu’à ce qu’arrive le moment de sortir de son engourdissement. Ce moment est arrivé pour Nialli Apuilana.

Vers la fin de l’hiver, un jour où une pluie diluvienne, d’une intensité exceptionnelle, même pour la saison des pluies, s’abat sur Dawinno, Nialli Apuilana quitte en début d’après-midi sa chambre de la Maison de Nakhaba. Il lui est arrivé à plusieurs reprises de sortir pendant la nuit, mais c’est la première fois depuis le début de sa convalescence qu’elle le fait en plein jour. Il n’y a personne dehors pour la voir. Le déluge est tellement violent que les rues sont désertes. Même les gardes se sont mis à l’abri. Une lumière brille derrière chaque fenêtre ; tout le monde est chez soi. Mais Nialli Apuilana se rit de la fureur de l’orage.

— C’est trop, c’est beaucoup trop, dit-elle à voix haute, la tête renversée vers le ciel, en s’adressant à Dawinno, le dieu qui actionne la grande roue des saisons, envoyant tantôt le soleil, tantôt l’orage. Tu ne crois pas que tu en fais vraiment un peu trop ?

Elle ne porte qu’une écharpe et sa fourrure est trempée avant qu’elle ait eu le temps de faire cinq pas. Elle colle à sa peau comme un vêtement ajusté et l’eau ruisselle le long de ses cuisses.

Elle traverse la cité pour se rendre à la Maison du Savoir et grimpe l’escalier en colimaçon jusqu’au dernier étage. Elle n’a jamais douté un instant que Hresh s’y trouverait ; de fait, il est dans son bureau, occupé à écrire dans l’un de ses vieux grimoires.

— Nialli ! s’écrie le chroniqueur. As-tu perdu la tête pour sortir par ce temps ? Viens… Laisse-moi te sécher…

Il l’emmaillote dans un linge, comme on le ferait à un enfant, et elle se laisse frictionner vigoureusement, même si cela doit ébouriffer et hérisser sa fourrure.

— Nous devrions commencer à nous dire un certain nombre de choses, père, dit-elle quand il a fini de la frictionner. Nous aurions dû le faire depuis longtemps.

— Des choses ? Quel genre de choses ?

— Nous devrions parler… du Nid, poursuit-elle d’une voix hésitante. Parler… de la Reine…

— Tu as vraiment envie de parler des hjjk ? demande Hresh, l’air incrédule.

— Oui, des hjjk. Ce que, toi, tu as appris et ce que moi, je sais. Ce n’est peut-être pas la même chose. Tu m’as toujours dit qu’il te fallait mieux comprendre les hjjk. Tu n’es pas le seul, père. Moi aussi. Moi aussi, j’en ai besoin.

 

Chevkija Aim indiqua du doigt une grande porte voûtée de bois grisâtre, dégradée par les intempéries, au fond d’une impasse s’ouvrant sur la rue des Poissonniers et flanquée de deux bâtiments commerciaux à la façade de brique rouge sale. Husathirn Mueri n’était jamais venu dans cette partie de la cité, une sotte de quartier industriel mal famé.

— C’est là-bas, dit le capitaine de la garde. Dans une salle en sous-sol. Vous entrez, vous tournez à gauche et vous descendez l’escalier.

— Et vous croyez que je ne risque rien, si je rentre là-dedans ? Ils pourraient me reconnaître et céder à la panique.

— Tout se passera bien, Votre Grâce. La salle est très peu éclairée. On arrive à peine à distinguer des silhouettes et il est impossible de reconnaître un visage. Personne ne saura qui vous êtes.

En souriant, le petit Beng au corps souple lui donna un coup de coude dans le bras avec une familiarité déplacée.

— Allez-y, Votre Grâce ! Allez-y ! Croyez-moi, vous ne risquez rien.

La pièce toute en longueur, empestant le poisson séché, était effectivement très sombre. Il y avait pour tout éclairage deux grappes de phosphobaies fixées au mur, au fond de la salle où se tenaient un garçon et une fillette de chaque côté d’une table sur laquelle étaient disposés des fruits et des rameaux aromatiques, et qui faisait probablement office d’autel.

Husathirn Mueri avait beau plisser les yeux, il ne distinguait rien. Puis sa vue s’habitua à la pénombre et il vit que l’assemblée était composée d’une cinquantaine de personnes tassées sur des rangées de tonneaux noircis, qui marmonnaient des choses incompréhensibles, chantaient et tapaient de temps en temps du pied en réponse aux paroles des enfants debout devant l’autel. De loin en loin un casque Beng s’élevait dans l’assistance, mais la plupart des gens étaient nu-tête. Les voix qu’il entendait étaient grasses et éraillées, des voix d’ouvriers, de gens du peuple. Husathirn Mueri se sentait de plus en plus mal à l’aise. Il n’avait jamais beaucoup fréquenté les ouvriers. Et venir les espionner, dans leur sanctuaire…

— Assis ! souffla Chevkija Aim en le poussant presque sur un des tonneaux du dernier rang. Asseyez-vous et écoutez ! Le gamin s’appelle Tikharein Tourb ; c’est le prêtre. La prêtresse s’appelle Chhia Kreun.

— Le prêtre ? La prêtresse ?

— Écoutez-les, Votre Grâce !

Husathirn Mueri tourna vers l’autel un regard égaré. Il avait le sentiment de se trouver au seuil d’un autre monde.

Le garçon émettait d’étranges sons rauques, d’horribles cliquètements qui s’apparentaient au langage des hjjk. Les fidèles lui répondaient en articulant les mêmes sons bizarres. Husathirn Mueri frissonna et enfouit son visage dans ses mains.

— La Reine est notre consolation et notre joie ! s’écria soudain l’enfant d’une voix forte et claire. Tel est l’enseignement du prophète Kundalimon, béni soit-il !

— La Reine est notre consolation et notre joie, répondit en chœur l’assemblée des fidèles.

— Elle est la lumière et la voie.

— Elle est la lumière et la voie.

— Elle est l’essence et la substance.

— Elle est l’essence et la substance.

— Elle est le commencement et la fin.

— Elle est le commencement et la fin.

Husathirn Mueri ne pouvait s’empêcher de trembler. Il sentait la terreur s’emparer de lui au son de cette douce et innocente voix. La lumière et la voie ? L’essence et la substance ? Que signifiait cette folie ? N’était-ce qu’un mauvais rêve ?

Il avait l’impression d’étouffer. Pris d’une nausée, il porta la main à sa bouche. La pièce en sous-sol n’avait pas de fenêtres et sentait le renfermé. Les effluves salins et piquants des barriques de poisson séché, les odeurs de fourrure mouillée par la transpiration, l’arôme pénétrant des rameaux de sippariu et de dilifar dont l’autel était jonché… Tout cela commençait à le rendre malade. La tête lui tournait. Il croisa les mains et se donna un violent coup de coude dans les côtes.

Tout le monde poussait de nouveau des cris dans l’étrange langage des hjjk, le garçon, la fillette et toute l’assemblée.

Husathirn Mueri s’imagina que le sol allait s’ouvrir devant lui d’un instant à l’autre et qu’il allait découvrir une fosse gigantesque où grouilleraient une multitude de hjjk à la carapace brillante, des hjjk en si grand nombre que les entrailles de la terre en bouillonneraient.

— Calmez-vous, murmura Chevkija Aim à son oreille. Calmez-vous.

Il porta de nouveau son regard sur les deux enfants qui prenaient des fruits et des rameaux sur l’autel, et les montraient à l’assemblée avant de les reposer tandis que les fidèles tapaient du pied sans cesser d’émettre les sons râpeux et rauques du langage hjjk. Que signifiait tout cela ? Comment un tel mouvement avait-il pu voir si rapidement le jour ?

Le garçon portait autour du cou une amulette jaune et noir luisante qui ressemblait beaucoup au pectoral de Kundalimon. Peut-être était-ce le même. La fillette, elle, portait au poignet un talisman également taillé dans une carapace de hjjk. Et même dans la pénombre les talismans avaient une luisance surnaturelle. Un souvenir d’enfance remonta à la mémoire de Husathirn Mueri et il se remémora l’éclat des carapaces des hjjk quand les insectes, vaquant sans relâche à leurs mystérieuses occupations, parcouraient les rues de Vengiboneeza.

— Kundalimon nous guide d’en haut, reprit l’enfant-prêtre. Il nous dit que la Reine est notre consolation et notre joie.

— La Reine est notre consolation et notre joie, répéta l’assemblée des fidèles.

Mais, cette fois, un costaud assis trois rangs devant Husathirn Mueri, comme mû par un ressort, se leva et cria :

— La Reine est le seul vrai dieu !

— La Reine est le seul vrai…, commença à répéter docilement le chœur des fidèles.

— Non ! hurla le garçon. La Reine n’est pas un dieu !

— Alors, qu’est-elle ? Qu’est-elle ?

Pendant quelques instants, la cérémonie tourna à la confusion. Tout le monde se levait et criait en gesticulant.

— Dis-nous ce qu’est la Reine !

L’enfant-prêtre sauta sur l’autel et le silence se fit aussitôt.

— La Reine, dit-il de sa voix étrangement aiguë et chantante, est d’essence divine, car Elle descend des habitants de la Grande Planète qui vivaient devant des dieux. Mais Elle n’est pas un dieu Elle-même.

Le garçon semblait répéter comme un perroquet un texte appris par cœur.

— Elle est l’architecte de la porte par laquelle les vrais dieux reviendront un jour, poursuivit-il. Telle est la parole de Kundalimon.

— Tu veux dire les humains ? demanda le costaud qui avait déjà parlé. Les humains sont-ils les vrais dieux ?

— Les humains sont… Ils sont…

La voix manqua à l’enfant-prêtre. Il n’avait pas de réponse toute prête à cette question. Il lança à la fillette un regard empreint de détresse et elle leva son organe sensoriel avant de l’enrouler autour de la cheville du garçon dans un geste d’une étonnante intimité. Stupéfait Husathirn Mueri retint son souffle.

Ce geste sembla redonner de l’assurance à l’enfant-prêtre.

— La révélation des humains est encore à venir ! s’écria-t-il, tout son aplomb retrouvé. Nous devons continuer d’attendre la révélation des humains ! En attendant, la Reine sera notre guide ! poursuivit-il en accompagnant ses paroles de quelques sons hjjk. Elle est notre consolation et notre joie !

— Elle est notre consolation et notre joie !

Tout le monde se mit à émettre à qui mieux mieux des cliquètements discordants. La cacophonie était horrifique. L’enfant-prêtre avait repris l’ascendant sur ses fidèles et c’était tout aussi terrifiant.

— Kundalimon ! criaient-ils. Kundalimon, toi le martyr, conduis-nous à la vérité !

L’enfant-prêtre leva les bras. Même à la distance où il se trouvait, Husathirn Mueri voyait la flamme de la conviction briller dans ses yeux.

— Elle est la lumière et la voie.

— Elle est la lumière et la voie.

— Elle est l’essence et la substance.

— Elle est l’essence et…

— Regardez, murmura Husathirn Mueri. La fille a placé son organe sensoriel sur le sien.

— Ils vont accomplir un couplage, Votre Grâce. Et tout le monde va faire pareil.

— Certainement pas ! Pas tous ensemble, dans la même pièce !

— C’est pourtant ce qu’ils font, répliqua Chevkija Aim d’un ton désinvolte. Tout le monde accomplit un couplage et ils laissent la Reine pénétrer dans leur âme, à ce qu’il paraît. C’est leur coutume.

— C’est la plus grande infamie qui se puisse concevoir, souffla Husathirn Mueri, incrédule et atterré.

— J’ai des gardes à la porte. Nous pouvons, sur votre ordre, faire évacuer la salle en cinq minutes et tout détruire chez ces adorateurs des hjjk.

— Non.

— Mais vous avez vu ce qu’ils…

— J’ai dit non. Il n’est pas question de reprendre les persécutions. Ce sont les instructions formelles du chef et vous le savez aussi bien que moi.

— Je comprends, Votre Grâce, mais…

— Nous n’arrêterons personne et nous ne toucherons pas à cette chapelle. Pour l’instant, tout au moins. Mais ne relâchez pas votre surveillance. Comment pourrions-nous comprendre quel genre de menace nous avons à affronter, si nous ne regardons pas l’ennemi en face ? Vous m’avez bien compris ?

Les lèvres pincées, le capitaine de la garde hocha lentement la tête.

Husathirn Mueri tourna la tête. Devant lui les silhouettes floues des fidèles se levaient, se déplaçaient et se réunissaient par petits groupes. Un bourdonnement sourd et intense avait remplacé les cliquètements hjjk. Personne ne s’occupait des deux hommes qui chuchotaient au fond de la salle. L’air surchauffé de l’étroite pièce donnait l’impression de devoir s’enflammer d’un instant à l’autre.

— Il vaudrait mieux partir maintenant, dit calmement Chevkija Aim.

Husathirn Mueri ne répondit pas.

Il était cloué sur place. À l’autre bout de la salle, les deux enfants accomplissaient impudemment leur couplage devant l’autel et, deux par deux, les fidèles commençaient de s’unir dans cette manière de communion. Husathirn Mueri n’avait jamais entendu parler d’une telle indignité, il n’avait jamais imaginé que ce fût possible et il observait maintenant le spectacle avec une fascination mêlée d’horreur.

— Si nous restons, murmura Chevkija Aim, ils vont vouloir que nous fassions comme eux.

— Oui. Oui. Il faut partir.

— Vous vous sentez bien ?

— Il faut… partir…

— Donnez-moi la main, Votre Grâce. Voilà. Très bien. Venez, maintenant. Debout. Debout !

— Oui, dit Husathirn Mueri.

Il avait l’impression que ses pieds refusaient de lui obéir. Il s’appuya de tout son poids sur le capitaine de la garde et se dirigea d’un pas chancelant vers la porte.

Elle est la lumière et la voie.

Elle est l’essence et la substance.

Elle est le commencement et la fin.

L’air frais de la rue le frappa au visage avec la force d’un coup de poing.

 

— Ce que je croyais avant, dit Hresh, c’est ce que tout le monde croyait. Qu’il s’agit d’une race malfaisante et incompréhensible. Qu’ils sont nos ennemis et représentent pour nous une menace permanente. Mais, depuis quelque temps, je suis en train de revenir sur mon opinion.

— Moi aussi, dit Nialli Apuilana.

— Comment cela ?

— Ce serait plus facile pour moi, si tu parlais le premier, père, dit-elle sans répondre à sa question.

— Mais tu m’as dit que tu étais venue me voir pour me raconter certaines choses.

— Je le ferai. Mais il faut que ce soit un échange. Ce que tu sais en échange de ce que je sais. Et je veux que ce soit toi qui commences. S’il te plaît, père ! S’il te plaît !

Hresh fixa sur elle un regard perplexe. Décidément, elle était toujours aussi déroutante.

— Très bien, dit-il au bout d’un moment. Je suppose que tout a commencé pour moi le jour où tu as pris la parole devant le Praesidium, quand tu as déclaré que les hjjk ne devaient pas être considérés comme des monstres et qu’il s’agissait en réalité d’êtres intelligents, dotés d’une civilisation riche et complexe. Tu es même allée jusqu’à les qualifier d’humains, dans l’acception particulière de ce mot qu’il m’arrive également d’utiliser. C’était la première indication que tu donnais sur ce que tu avais vécu dans le Nid. Et j’ai compris que ce que tu affirmais devait avoir été vrai à une certaine époque, car ils avaient appartenu à la Grande Planète. Et, dans les visions que j’ai eues de cette civilisation, je les voyais vivre en paix et en parfaite harmonie avec les yeux de saphir, les humains et les autres races. Comment auraient-ils pu être des démons et des monstres, s’ils appartenaient à la Grande Planète ?

— Exactement, dit Nialli Apuilana.

Hresh leva la tête. Elle semblait encore plus bizarre que d’habitude, comme un fouet enroulé, prêt à claquer.

— Il va de soi, reprit-il, que ce qu’ils étaient à l’époque de la Grande Planète et ce qu’ils sont devenus, plusieurs centaines de milliers d’années plus tard, n’est pas nécessairement la même chose. Peut-être ont-ils vraiment changé, mais comment le savoir ? Il y a des gens comme Thu-kimnibol qui ont toujours été persuadés que les hjjk étaient malfaisants, mais, aujourd’hui, certains d’entre nous ont une opinion diamétralement opposée. Je pense aux adeptes de cette nouvelle religion. Il paraît que dans leurs chapelles, les hjjk sont présentés comme les instruments de notre salut, des êtres bienveillants à qui ils accordent même une nature sacrée. Et Kundalimon est tenu pour une sorte de prophète. Je suppose que tu es au courant de l’existence de ces chapelles, dit-il en lançant à sa fille un regard pénétrant. T’arrive-t-il de les fréquenter ?

— Non, répondit Nialli Apuilana, jamais. Mais ceux qui enseignent que les hjjk sont bienveillants se trompent. Les hjjk ignorent la bienveillance au sens où nous l’entendons. Mais ils ne sont pas malveillants non plus. Ils sont simplement… ce qu’ils sont…

— Alors, des monstres ou des êtres ayant une nature sacrée ?

— Les deux, répondit Nialli Apuilana. Ou ni l’un ni l’autre.

— Je croyais que tu leur vouais un culte, poursuivit Hresh après quelques instants de réflexion, que tu désirais par-dessus tout aller les rejoindre et passer parmi eux le reste de tes jours. Tu m’as dit qu’ils vivent dans une atmosphère de magie, de rêves, de prodiges et que l’air que l’on respire dans le Nid emplit toute l’âme.

— C’était… avant.

— Et maintenant ?

— Je ne sais plus ce que je veux, dit-elle en secouant tristement la tête. Ni ce que je crois. Oh ! Père ! Tu ne peux pas imaginer la confusion qui règne dans mon esprit. Va dans le Nid, me souffle une voix intérieure, et vis éternellement dans l’amour de la Reine. Reste à Dawinno, me dit une autre voix. Les hjjk ne sont pas ceux que tu as cru qu’ils étaient. L’une de ces voix est celle de la Reine et l’autre… l’autre…

Elle s’interrompit et fixa sur son père des yeux brillants de détresse.

— L’autre est la voix des Cinq. Et c’est à leur voix que je veux obéir.

Hresh n’en croyait pas ses oreilles. Jamais il ne se serait attendu à entendre ces mots dans la bouche de sa fille.

— Les Cinq ? Tu acceptes donc l’autorité des Cinq ? Depuis quand, Nialli ? Voilà qui est tout nouveau.

— Non, pas leur autorité. Pas vraiment.

— Alors, quoi ?

— La réalité de leur existence. Leur sagesse. Cela s’est passé dans les marais. Je les ai sentis pénétrer en moi, père. Je croyais que j’allais mourir et ils sont venus à moi. Tu sais que je ne croyais pas en eux avant cela. Maintenant, si.

— Je vois, dit Hresh d’un air vague.

Mais il ne voyait rien du tout. Plus elle s’ouvrait à lui, moins il avait le sentiment de comprendre. Alors même qu’il commençait à percevoir l’attraction du Nid – en partie sous l’influence de Nialli – elle semblait s’en détourner.

— Il y a donc peu de chances que tu essaies de retourner dans le Nid, à présent que tu as recouvré tes forces ?

— Aucune, père. Plus maintenant.

— Tu me dis la vérité, Nialli ?

— C’est la vérité. Tu sais que je serais partie avec Kundalimon, mais maintenant tout est différent. J’ai commencé à douter de tout ce à quoi je croyais autrefois et à croire à ce que je mettais en doute. Le monde est devenu pour moi un complet mystère. Il faut que je reste ici et que je mette de l’ordre dans mes idées avant de décider quoi que ce soit.

— Je me demande si je dois te croire.

— Je te le jure ! Je te le jure sur tous les dieux de la création ! Je te le jure sur la Reine, père !

Elle tendit la main vers lui. Il la prit et la garda délicatement dans la sienne, comme s’il s’agissait d’un objet précieux.

— Tu es une énigme pour moi, Nialli. Une énigme presque aussi grande que les hjjk ! Et je suppose que tu seras toujours une énigme pour ton père, poursuivit-il en lui souriant tendrement. Mais au moins, je crois que je commence à comprendre les hjjk.

— C’est vrai, père ?

— Regarde, dit-il. Un texte très ancien que je viens de découvrir.

Il sortit délicatement un rouleau de vélin du plus grand de ses deux coffrets renfermant les chroniques. Il défit l’attache et étala le parchemin sur son bureau.

Nialli Apuilana se pencha pour le regarder de plus près.

— Où l’as-tu trouvé ?

— Dans ma collection de chroniques. En fait, il y était depuis le début. Mais comme il était écrit en Beng, une forme très ancienne de la langue, presque impossible à déchiffrer, je n’y ai pas prêté attention. C’est Puit Kjai qui m’a suggéré de l’étudier de plus près quand je lui ai dit que je faisais des recherches sur l’histoire des hjjk. Tu sais qu’il était le dépositaire des chroniques Beng avant qu’on me les confie. Et il m’a aidé à apprendre à lire cette langue ancienne.

— Tu permets ? dit-elle en avançant la main vers le manuscrit.

— Cela ne te servira à rien. Mais vas-y.

Il la regarda se pencher sur le manuscrit. Mais il savait que le texte était inintelligible pour elle. Les anciens hiéroglyphes Beng ne ressemblaient aucunement aux caractères en usage à leur époque et ils étaient difficilement accessibles à un esprit moderne. Mais Nialli Apuilana semblait résolue à les déchiffrer. Comme elle me ressemble par certains traits de caractère, songea Hresh. Et comme elle est différente par tant d’autres.

Elle parlait à voix basse en appuyant de plus en plus fort le bout de ses doigts sur le parchemin, s’efforçant de décrypter l’ancien texte Beng. Quand il estima qu’elle s’était donné assez de peine, Hresh tendit la main vers le manuscrit pour le prendre, mais elle le repoussa et poursuivit sa lecture.

Hresh ne la quittait pas des yeux. Il sentait son cœur déborder de tendresse pour elle. Il l’avait si souvent crue perdue pour lui et elle était là, tranquillement assise dans son bureau, comme elle aimait le faire quand elle était petite.

Sa force et sa détermination l’enchantaient et, en la voyant ainsi, il avait l’impression que Taniane s’était réincarnée en elle et cela le ramenait très loin en arrière, dans sa jeunesse, quand Taniane et lui parcouraient inlassablement les ruines de Vengiboneeza pour y découvrir les secrets de la Grande Planète.

Mais Nialli n’était pas seulement la réplique de sa mère. Il voyait bien qu’elle tenait aussi de lui. Elle était fantasque et impulsive, farouche et entêtée, comme il l’avait été dans sa jeunesse. Avant d’être enlevée par les hjjk, Nialli était une enfant ouverte et expansive, mais aussi, tout comme lui, une fillette solitaire, repliée sur elle-même, curieuse de tout.

Comme il l’aimait ! Comme il tenait passionnément à elle !

— C’est comme le langage des rêves, dit-elle en relevant la tête. Rien ne reste stable assez longtemps pour que je puisse en saisir le sens.

— C’est aussi l’impression que j’ai eue. Mais plus maintenant.

Elle lui tendit le manuscrit. Il posa les doigts sur le parchemin et les tournures archaïques montèrent à son esprit.

— C’est un document qui remonte aux premières années du Long Hiver, dit-il. Quand toutes les tribus du Peuple venaient de s’installa dans leurs cocons. Certains guerriers Beng refusaient de croire qu’il leur faudrait passer le reste de leur vie sous terre et l’un d’eux décida de sortir pour voir s’il était possible de rentrer en possession de la planète. Il faut savoir que cela se passait des milliers d’années avant nos propres sorties prématurées du cocon, celles que nous avons nommées le Réveil Glacé, l’Éclat Mensonger et l’Aurore Malheureuse. Il manque la plus grande partie du texte, mais il reste ceci :

 

Puis j’arrivai dans la terre de glace et un froid terrible étreignit mon cœur, car je sus que je ne vivrais pas.

Puis je revins sur mes pas pour chercher l’endroit où vivait mon peuple. Mais je ne pus trouver l’entrée de la caverne. Et les hjjk me surprirent et s’emparèrent de moi. Je tombai entre leurs mains et ils m’emmenèrent, mais j’étais libre de toute crainte, car j’étais déjà un homme mort, et qui peut être frappé plus d’une fois par la mort ? Ils étaient vingt, d’un aspect très effrayant, et ils portèrent la main sur moi et me conduisirent dans le lieu sombre et chaud où ils avaient leur demeure, un lieu souterrain qui ressemblait au cocon, mais en beaucoup plus grand, s’étendant plus loin que portait le regard, avec nombre d’avenues et de voies transversales partant dans toutes les directions.

C’est là que résidait la Grande Hjjken, un monstre d’une taille gigantesque et formidable dont la seule vue figea le sang dans mes veines. Mais elle toucha le cœur de mon âme avec sa seconde vue et me dit : Tiens, je te donne la paix et l’amour, et je cessai d’avoir peur. En sentant le contact de son âme avec la mienne, j’eus l’impression d’être serré dans les bras d’une grande Mère et je m’émerveillai grandement de ce qu’un animal si gigantesque et si effrayant pût apporter tant de réconfort. Tu es venu à moi trop tôt, me dit-elle encore, car mon heure n’est pas encore arrivée. Mais quand la chaleur sortira le monde du sommeil, je vous accueillerai tous en mon sein.

C’est tout ce qu’elle me dit et jamais plus je ne lui parlai. Mais je restai chez les hjjk en pendant vingt jours et vingt nuits, que je comptai très soigneusement, et d’autres hjjk de moindre rang me posèrent dans leur langage mental toutes sortes de questions à propos de mon Peuple, sur la manière dont nous vivions et sur nos croyances, et ils me parlèrent aussi un peu de ce à quoi ils croyaient. Mais cela n’était pas clair et demeure très nébuleux dans mon esprit. Et je goûtai à leur nourriture, une bouillie infecte qu’ils mastiquent et recrachent pour partager avec leurs compagnons, et qui me parut profondément répugnante dans les premiers temps, mais la faim fut la plus forte et je me résignai à y goûter, et la trouvai moins exécrable qu’on eût pu le penser. Puis ils cessèrent de me questionner et me dirent : nous allons te raccompagner chez ceux de ta nation, et ils me conduisirent dans le froid mordant et la neige épaisse jusqu’ici où…

 

Hresh reposa le parchemin.

— C’est là que se termine le récit ? demanda Nialli Apuilana.

— C’est là qu’il s’interrompt. Mais ce qui en subsiste est assez clair.

— Que t’apprend-il, père ?

— Je pense qu’on y trouve l’explication de la pratique des enlèvements par les hjjk. S’ils font des prisonniers depuis des millénaires, c’est à l’évidence dans le but d’étudier notre peuple. Mais leurs captifs sont bien traités et ils leur rendent la liberté, à une partie d’entre eux au moins, comme ce fut le cas pour ce pauvre guerrier Beng qu’ils ont trouvé errant sur les champs de glace.

— C’est donc cela qui t’a poussé à ne plus les considérer comme des monstres.

— Je ne les ai jamais pris pour des monstres, rétorqua Hresh. Pour des ennemis, assurément, des ennemis dangereux et implacables. N’oublie pas que j’étais là quand ils se sont lancés à l’assaut de Yissou. Mais je me demande même si c’est bien ce qu’ils sont. Nous ne le savons pas vraiment, après tout ce temps ! Nous n’avons même pas commencé à les comprendre. Nous les haïssons simplement parce qu’ils nous sont inconnus.

— Et ils le resteront probablement à jamais.

— Je croyais que tu m’avais dit que tu les comprenais.

— Je les comprends très peu, père. Je l’ai peut-être cru, mais j’étais dans l’erreur. Qui comprend pourquoi les Cinq nous envoient des orages, la canicule ou le froid, ou bien encore des famines ? Ils doivent avoir leurs raisons, mais qui oserait prétendre les connaître ? Il en va de même pour la Reine. Elle est une force de l’univers et il est impossible de La comprendre. Je sais un peu ce qu’est le Nid, je connais sa forme, son odeur et la manière dont on y vit. Mais connaissance n’est pas compréhension. Je commence à me rendre compte que pas un seul membre de notre race n’a la moindre idée de ce qu’est la Reine. Sauf, et ce n’est qu’une possibilité, s’il a vécu dans le Nid.

— Mais, toi, tu as vécu dans le Nid.

— Ce n’était qu’un Nid secondaire et les vérités que j’y ai apprises n’étaient que des vérités secondaires. La Reine des Reines qui a établi sa résidence dans le Grand Nord est l’unique source des véritables révélations. Je croyais qu’ils me conduiraient auprès d’elle quand j’aurais atteint l’âge requis, mais au lieu de cela, ils m’ont rendu la liberté et m’ont ramenée à Dawinno.

Hresh la regarda fixement, frappé de stupeur.

— Ils t’ont rendu la liberté ! Mais tu nous as dit que tu t’étais enfuie !

— Non, père, je ne me suis pas enfuie.

— Tu ne t’es pas… enfuie…

— Bien sûr que non. Ils m’ont relâchée, comme ils l’ont fait pour le Beng de ta chronique. Pourquoi aurais-je voulu quitter un endroit où, pour la première fois de ma vie, j’étais pleinement heureuse ?

Les paroles de sa fille cinglèrent Hresh comme des gifles.

— Il fallait que je parte et je ne l’aurais jamais fait de ma propre initiative. Que le Nid soit un lieu béni ou maudit, une seule chose est vraie : lorsqu’on s’y trouve, on se sent parfaitement en sécurité. On sait que l’on vit dans un endroit où l’incertitude et la souffrance sont inconnues. Je m’y suis totalement abandonnée, et de mon plein gré. Comment faire autrement ? Mais un jour ils sont venus me trouver et ils m’ont dit que j’étais restée avec eux aussi longtemps qu’il le fallait et ils m’ont conduite à dos de vermilion jusqu’aux faubourgs de la cité où ils m’ont rendu la liberté.

— Tu nous as dit que tu leur avais échappé, dit Hresh, encore sous le coup de la stupeur.

— Non. C’est Taniane et toi qui avez décidé que je leur avais échappé. Je suppose que c’est parce que vous étiez incapables d’imaginer que je pouvais préférer rester dans le Nid plutôt que de revenir à Dawinno. Et je ne l’ai pas démenti. Je n’ai rien dit du tout. Vous avez présumé que j’avais réussi à échapper aux griffes des insectes malfaisants, comme toute personne sensée aurait cherché à le faire, et je vous ai laissés le penser parce que je savais que vous aviez besoin de le croire et que je craignais que vous ne m’accusiez d’avoir perdu la tête si je vous disais la vérité, même partiellement. Comment aurais-je pu vous dire la vérité ? Puisque tout le monde dans la cité considère et a toujours considéré les hjjk comme des démons en maraude, qui me croira si je prends leur défense et si j’affirme avoir trouvé chez eux l’amour et la vérité ? Ne dois-je pas plutôt m’attendre à ce qu’on me traite avec compassion et avec mépris ?

— Oui, dit Hresh, je vois.

La stupeur et la consternation qui l’avaient frappé commençaient à s’atténuer. Nialli Apuilana attendit en silence.

— Je comprends, Nialli, dit-il enfin d’une voix très douce. Tu étais obligée de nous mentir. Je comprends maintenant beaucoup de choses.

Il rangea l’antique parchemin Beng dans le coffret des chroniques qu’il referma et il laissa sa main sur le couvercle.

— Si j’avais su à l’époque ce que je sais aujourd’hui, poursuivit-il, tout aurait pu être différent.

— Que veux-tu dire ?

— Ce que je sais sur les hjjk. Sur le Nid.

— Je ne comprends pas.

— Je commence à avoir une idée de ce qu’est le Nid. De cette énorme machine vivante. De la perfection de sa structure, de la manière dont tout tourne autour de la vaste intelligence directrice qu’est la Reine, qui est Elle-même l’incarnation du principe directeur de l’univers…

C’était au tour de Nialli Apuilana d’être stupéfaite.

— Tu parles presque comme quelqu’un qui serait allé dans le Nid !

— J’y suis allé, dit Hresh. C’est une des choses que je voulais te dire.

— Quoi ? s’écria-t-elle, le regard brillant d’étonnement et d’incrédulité. Tu es allé dans le Nid, toi ?

Elle eut un mouvement de recul et se redressa. Bouche bée, elle s’appuya des deux mains sur le bord de la table.

— Que me racontes-tu, père ? Est-ce une blague ? Ce ne sont pas des sujets de plaisanterie.

— J’ai vu les petits Nids, comme celui où on t’a emmenée, dit-il en lui reprenant la main. Et après, je me suis approché du Grand Nid, de celui où se trouve la grande Reine, mais j’ai fait demi-tour avant de l’atteindre.

— Quand ? Comment ?

— Ce n’était pas moi en chair et en os, Nialli, dit-il en souriant. Je n’y étais pas vraiment. C’était seulement avec le Barak Dayir.

— Mais alors, tu y es allé, tu y es vraiment allé ! s’écria-t-elle en lui serrant le bras dans son excitation. Les visions que te montre le Barak Dayir sont toujours vraies, père ! C’est toi qui me l’as dit ! Tu as vu le Nid ! Tu as donc dû découvrir la vérité du Nid ! Tu comprends !

— Crois-tu ? Moi, je pense que j’en suis loin.

— Mais non !

La Reine du printemps
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